La question de la responsabilité des plateformes de partage qui offrent aux internautes la possibilité de mettre en ligne des contenus protégés par le droit d’auteur  (vidéos, musiques, films…) sans aucun contrôle préalable est à nouveau posée.

 

Certains contenus sont protégés par le droit d’auteur. Qui de l’internaute ou de la plateforme est responsable vis-à-vis de l’ayant droit ? C’est cette question que la Cour suprême allemande a récemment posée à deux reprises à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Cette question est également au cœur du projet de directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique, actuellement en cours d’adoption.

 

La CJUE est amenée à se prononcer sur les conséquences juridiques des pratiques de deux plateformes de partage de contenus en ligne dont les modèles économiques sont notablement différents, soit :

  • Youtube : sur laquelle les contenus chargés par l’utilisateur qui dispose d’un compte peuvent être visionnés par tout internaute,

  • Uploaded : sur laquelle l’utilisateur qui dispose d’un compte peut charger des contenus sur un espace de stockage en cloud accessible par un lien électronique qui lui est adressé automatiquement et qui permet d’accéder au contenu et de le télécharger, lien qu’il peut partager avec des personnes de son choix.

Ces deux plateformes ont en commun le fait de tirer des ressources financières de leur exploitation (recettes publicitaires pour la première, abonnements à un service premium pour la seconde), de rémunérer les utilisateurs qui chargent des contenus (sur la base du nombre de visionnages pour la première et du nombre de téléchargements pour la seconde), ou encore d’interdire le chargement de contenus protégés par des droits appartenant à des tiers.

Les enjeux juridiques

Les questions posées par la Cour suprême allemande sont à la confluence de deux corps de règles, l’un tenant à la protection des droits d’auteur et connexes et l’autre à la responsabilité des prestataires exploitant une plateforme en ligne.

 

En ce qui concerne le droit d’auteur, les questions portent principalement sur la définition de la notion de « communication au public » d’une œuvre posée par la directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information. L’article 3 de cette directive définit les prérogatives accordées à l’auteur à l’occasion de la communication de son œuvre au public. Elle définit ce droit exclusif comme étant celui :

 

« (…) d’autoriser ou d’interdire toute communication au public [d’une œuvre], par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public (…) de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement. »

 

La CJUE a déjà eu de nombreuses occasions de préciser cette question dans des contextes variés, sans que des lignes directrices claires puissent véritablement être dégagées.

 

En ce qui concerne la responsabilité des plateformes, la notion en jeu est celle de l’ « hébergeur » – sa définition et les responsabilités associées -, telle qu’elle résulte de l’article 14 de la Directive 2000/31/CE sur le commerce électronique. Ce texte prévoit que l’hébergeur n’est pas responsable des informations stockées à la demande d’un utilisateur du service, à condition que  :

 

« a) le prestataire n’ait pas effectivement connaissance de l’activité ou de l’information illicite et, en ce qui concerne une demande en dommages et intérêts, n’ait pas connaissance de faits ou de circonstances selon lesquels l’activité ou l’information illicite est apparente

ou

b) le prestataire, dès le moment où il a de telles connaissances, agisse promptement pour retirer les informations ou rendre l’accès à celles-ci impossible. »

 

C’est le régime qui a été introduit en droit français par l’article 6 de la loi du 21 juillet 2004 (LCEN).

 

 

Les questions posées à la CJUE

 

La Cour suprême allemande a saisi en septembre 2018 la CJUE de plusieurs questions préjudicielles au sujet des plateformes YouTube et Uploaded.

 

Dans l’affaire YouTube, un producteur de disques s’opposait au chargement sur la plateforme YouTube par un utilisateur de plusieurs vidéos incorporant des extraits d’œuvres musicales qu’il avait produites. Après avoir demandé à YouTube d’en bloquer l’accès, les vidéos sont réapparues quelques jours plus tard. Le requérant a alors entamé une action judiciaire en cessation à l’encontre de YouTube et de la société mère Google Inc.

 

Dans l’affaire Uploaded, des éditeurs de livres et de musique ont porté plainte contre la plateforme sur laquelle des œuvres avaient été chargées par des utilisateurs, en méconnaissance de leurs droits.

 

Les deux affaires sont parvenues à la Cour suprême, qui a décidé de poser à la CJUE des questions similaires, mais appliquées à des contextes différents.

 

Dans les deux affaires, la première question porte sur la violation éventuelle des droits des ayants droit des œuvres concernées. La Cour demande à la CJUE si un opérateur d’une plateforme Internet de vidéos sur laquelle les utilisateurs mettent à la disposition du public des contenus protégés par le droit d’auteur sans autorisation de l’ayant droit commet un acte de communication au public, relevant en tant que tel du droit exclusif d’autoriser ou d’interdire de cet ayant droit, tel que cet acte est défini par l’article 3 de la Directive 2001/29/CE.

 

En raison des caractéristiques différentes des deux plateformes, les réponses que la CJUE apportera pourraient être différentes.

 

Ainsi, pour la CJUE, la notion de « communication au public » associe deux éléments distincts et cumulatifs : un acte de communication et un public à destination duquel l’acte est accompli. Selon la jurisprudence de la Cour, la notion de public vise un nombre indéterminé, mais suffisamment important, de destinataires potentiels, qui ne forme pas un groupe privé.

 

Au regard de ces précisions, il apparaît évident que le service de la plateforme YouTube s’adresse à un public au sens de l’article 3 de la directive. En revanche, la notion de groupe privé pourrait s’appliquer dans le cas de la plateforme Uploaded sur laquelle les contenus chargés ne sont pas accessibles à tous, mais seulement à ceux qui disposent du lien de téléchargement.

 

La Cour suprême allemande pose ensuite à la CJUE une deuxième question, quasiment identique dans les deux affaires, qui porte cette fois sur la qualification d’hébergeur des plateformes et de la responsabilité – plutôt l’absence de responsabilité – qui lui est associée.

 

Elle demande à la CJUE de déterminer si les activités de chacune des plateformes relèvent de la qualification d’hébergeur tel que défini par l’article 14 de la Directive 2000/31/CE et si la connaissance effective, visée dans cette disposition, de l’activité ou de l’information illicite, ainsi que la connaissance de faits ou de circonstances selon lesquelles l’activité ou l’information illicite est apparente, doivent se référer à des activités ou des informations illicites spécifiques.

 

Là encore, les réponses apportées par la CJUE à cette question pourraient varier dans les deux hypothèses, compte tenu de la différence entre les deux cas.

 

 

Les réponses données par le projet de directive sur le droit d’auteur

 

Ces questions pourraient prochainement devenir caduques (en partie) si la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil de l’Union européenne sur le droit d’auteur dans le marché numérique devait être adoptée. En effet, dans sa rédaction adoptée par le Parlement européen en septembre 2018, l’article 13 du projet de directive prévoit un dispositif de protection pour les ayants droit qui impose aux plateformes, faute d’accord avec l’ayant droit, de mettre en place des mécanismes de filtrage des contenus postés par les internautes.

 

En l’état, l’article 13 s’appliquera aux prestataires de services de partage de contenus en ligne qui stockent et donnent accès à un grand nombre d’œuvres protégées par divers droits (droit d’auteur, droits voisins…), ce à quoi YouTube semble correspondre.

 

Il précise que ces services procèdent à des actes de communication au public et qu’en conséquence :

  • chaque prestataire concerné doit s’efforcer de conclure des contrats de licences avec les titulaires de droits, couvrant la responsabilité des œuvres chargées par les utilisateurs de son service,

  • et qu’à défaut d’un tel accord, un procédé de filtrage doit être mis en place par le prestataire en coopération avec les titulaires de droits et garantissant les droits des utilisateurs dont le contenu aurait injustement été retiré du service.

Le projet de directive répond donc par l’affirmative aux deux questions posées à la CJUE, en ce qui concerne YouTube : le mode de fonctionnement de cette plateforme implique des actes de communication au public et cette plateforme en est responsable, puisqu’elle doit négocier une licence avec les titulaires de droits et à défaut procéder au filtrage des contenus pour lesquels elle n’a pas de licence.

 

En revanche, l’adoption telle quelle du projet de directive n’épuiserait pas les questions posées à la CJUE dans le cas de la plateforme Uploaded.

 

En effet, selon le projet de directive, les prestataires de services de stockage en nuage à usage individuel qui ne proposent pas d’accès direct au public, ce qui semble correspondre à la plateforme Uploaded, ne devraient pas être considérés comme des prestataires de services de partage de contenus en ligne. Le régime défini par l’article 13 du projet ne lui serait donc pas applicable.

 

A l’heure actuelle le projet de directive n’est pas encore adopté et il fait toujours l’objet de négociations. Ainsi, après plusieurs semaines de négociations, Paris et Berlin ont récemment convenu d’un accord quant à l’application de l’article 13. Cet accord prévoit que les plateformes seraient exemptées de l’obligation de filtrage à condition de réunir les 3 critères suivants : avoir moins de 3 ans d’existence, réaliser un chiffre d’affaires de moins de 10 millions d’euros, avoir un niveau d’audience inférieur à 5 millions de visiteurs uniques par mois.

 

Quoiqu’il advienne du projet de directive, la CJUE devrait donc apporter un élément de plus à la définition de la notion de « communication au public ». Il faut espérer qu’il s’agira cette fois d’une clarification.

 

Jean-Christophe Ienné, avocat, directeur des pôles Propriété intellectuelle & industrielle, Médias & Audiovisuel et Internet

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