Travailleurs « uberisés » : refus du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation de les exclure du champ du droit du travail

 

À deux reprises le législateur a tenté d’exclure les travailleurs « uberisés » du bénéfice du droit du travail. À deux reprise, le Conseil constitutionnel l’a refusé, en dernier lieu dans sa décision du 20 décembre 2019, au motif qu’il n’appartient pas aux plateformes de définir elles-mêmes quand le droit du travail doit s’appliquer. La Cour de cassation suit.

 

La question du statut des travailleurs « uberisés » n’en finit pas d’occuper le devant de la scène, en France comme à l’étranger.

Faut-il les considérer comme des salariés en appliquant purement et simplement le droit du travail, comme des travailleurs indépendants, comme le souhaitent les plateformes, ou faut-il faire évoluer le droit existant en créant un statut spécifique ?

L’Etat de Californie a tranché avec la loi du 18 septembre 2019 destinée à encadrer la « gig economy » et entrée en vigueur le 1er janvier 2020. Cette loi impose aux entreprises dont le modèle économique repose sur le recours à une main-d’œuvre flexible, disponible, peu coûteuse et supportant les risques de l’activité, d’accorder à leurs contractuels des avantages qui se rapprochent de ceux des salariés (congé-maladie, salaire minimum, assurance-chômage et d’invalidité). Selon cette loi, ces contractuels sont considérés comme des employés saufs si trois critères sont simultanément réunis : être indépendant du contrôle de la société, réaliser une tâche ne figurant pas dans l’activité principale de celle-ci, offrir ses services à d’autres sociétés.

En France, les relations entre les plateformes et les travailleurs auxquelles elles recourent sont régulièrement requalifiées en relation de travail par les tribunaux, que ce soit Take Eat Easy (Cour cass. Chambre sociale, 28 novembre 20),  Deliveroo (Cons. Prud’h. Paris, sect. Commerce), Click and Walk (Cour d’appel de Douai 10 février 2020) ou encore très récemment et de manière spectaculaire Uber (Cour cass. Chambre sociale 4 mars 2020).

 

Le gouvernement avait pourtant tenté, avec la loi d’orientation des mobilités, d’emprunter une voie radicalement différente de la voie suivie par les tribunaux français et la loi californienne. Cette voie a été sèchement rejetée par le Conseil constitutionnel. Retour sur cet échec.

 

La création d’un statut des travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation

La loi travail du 8 aout 2016 a créé un embryon de statut des travailleurs indépendants recourant, pour l’exercice de leur activité professionnelle, à une ou plusieurs plateformes de mise en relation par voie électronique en introduisant dans le du code du travail une septième partie au sein du livre III, consacrée aux « Travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique ».

L’article L. 7341-1 confère aux plateformes numériques une responsabilité sociale à l’égard de ces travailleurs. Cette responsabilité sociale vise à garantir des droits sociaux spécifiques aux travailleurs de ces plateformes que leur statut d’indépendant ne le fournirait pas en l’absence de dispositions législatives, à savoir :

  • Une protection contre les accidents du travail ;
  • Un accès à la formation professionnelle ;
  • Une reconnaissance du refus concerté de fournir le service ;
  • La liberté syndicale.

Ce statut a été complété une première fois par la loi relative à l’avenir professionnel votée le 1er août 2018 qui prévoyait pour les plateformes la possibilité d’établir une charte déterminant les conditions et modalités d’exercice de leur responsabilité sociale. Cette charte devait définir les droits et obligations des plateformes, ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elles sont en relation.

Le texte précisait qu’une telle charte ne pouvait « caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs ».

Cette loi a été censurée par le Conseil constitutionnel, dans sa décision 2018 – 769 DC rendue le 4 septembre 2018.

La censure n’était pas motivée par des raisons de fond mais par le fait que les dispositions en cause résultaient d’un cavalier législatif, sans lien « même indirect, avec les dispositions qui figuraient dans le projet de loi ».

 

La réintroduction dans le code du travail de la charte par la loi d’orientation des mobilités

Les dispositions censurées en 2018 ont été reprises par la loi d’orientation des mobilités (LOM) adoptée en décembre 2019.

 Le texte prévoit la faculté pour les plateformes exerçant une activité de conduite de voitures de transport avec chauffeur ou de livraison de marchandises au moyen d’un véhicule à deux ou trois roues d’établir de manière unilatérale une charte précisant notamment :

  • les conditions d’exercice de l’activité professionnelle des travailleurs, garantissant le caractère non exclusif de la relation ;
  • les modalités visant à permettre aux travailleurs d’obtenir un prix décent pour leurs prestations de services ;
  • les modalités de mise en œuvre de la formation ;
  • les mesures visant à l’amélioration des conditions de travail et la prévention des risques professionnels ;
  • les modalités de partage d’information et de dialogue entre plateformes et travailleurs sur les conditions d’exercice de leur activité ;
  • les modalités d’information des modification de la charte ;
  • le cas échéant, les garanties de protection sociale complémentaire négociée par la plateforme dont les travailleurs peuvent bénéficier.

Le dispositif prévoit que la plateforme peut demander l’homologation de sa charte à l’administration, après consultation des travailleurs.

En cas d’homologation, la loi précisait que l’établissement de la charte et le respect des engagements qu’elle comporte ne peuvent pas caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs, un tel lien étant le critère qui caractérise une relation de travail.

Le dispositif avait donc pour objet de permettre aux plateformes concernées d’établir de manière unilatérale le contenu et les modalités de leur relation avec les travailleurs auxquels elles recourent et d’écarter tout risque de requalification de cette relation en contrat de travail.

 

La censure du Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel a été saisi par des députés et des sénateurs du contrôle de la constitutionnalité de la disposition du dispositif paralysant toute possibilité de requalification de la relation entre la plateforme et le travailleur.

Il a censuré sèchement la disposition critiquée, au motif que :

« Les dispositions contestées permettent aux opérateurs de plateforme de fixer eux-mêmes, dans la charte, les éléments de leurs relations avec les travailleurs indépendants qui ne pourront être retenus par le juge pour caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique et, par voie de conséquence, l’existence d’un contrat de travail. Le législateur leur a donc permis de fixer des règles qui relèvent de la loi et, par conséquent, a méconnu l’étendue de sa compétence. »

Le Conseil refuse donc que les plateformes puissent elles-mêmes définir le champ d’application du droit du travail, ce qui relève « des principes fondamentaux du droit du travail ».

La disposition selon laquelle le respect par une plateforme des engagements définis unilatéralement par elle ne peuvent pas caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre elle et les travailleurs auxquels elle a recours est donc retirée de la loi.

En revanche, le Conseil constitutionnel valide le fait que la seule existence d’une charte homologuée ne puisse pas, en elle-même, indépendamment de son contenu, caractériser un tel lien de subordination juridique.

L’avenir dira si le dispositif mis en place par la LOM, amputé de la garantie de non requalification, sera utilisé ou non par les plateformes concernées. Il est vrai que celui-ci n’a plus beaucoup d’intérêt pour elles sans cette garantie.

Après ce double échec législatif et la confirmation, sans ambiguïtés dans la cas d’Uber, par la Cour de cassation de l’application du droit du travail aux travailleurs des plateformesil est peut-être temps de réfléchir à un véritable statut des travailleurs des plateformes qui ne prendrait pas uniquement en compte les intérêts de ces dernières, mais prendrait la mesure des bouleversements qu’apporte pour les travailleurs l’économie numérique collaborative, pour aboutir à un statut protecteur et adapté.

Jean-Christophe Ienné, avocat, directeur des pôles Propriété intellectuelle & industrielle, Médias & Audiovisuel et Internet

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