Pour la Cour de cassation, une société qui diffuse au sein de ses magasins des enregistrements musicaux sous licence Creative Commons, que lui fournit un prestataire, reste soumise à l’obligation de paiement de la rémunération équitable bénéficiant aux artistes-interprètes et aux producteurs de phonogrammes.

 

Le système des licences dites « libres » a pour ambition de s’affranchir des contraintes du droit de la propriété littéraire et artistique, en privilégiant la libre diffusion des œuvres sous licence. Nées dans le secteur du logiciel, les licences libres ont été rapidement appliquées à d’autres objets du droit d’auteur, notamment aux œuvres et enregistrements musicaux.

Elles ont notamment été utilisées pour mettre en place des systèmes alternatifs de diffusion de la musique enregistrée, en marge des systèmes de gestion collective, par exemple pour la sonorisation musicale de lieux accueillant du public, tels que des magasins, comme c’est le cas en l’espèce.

L’arrêt de la Cour de cassation du 11 décembre 2019 est de nature à remettre en cause de tels systèmes alternatifs.

 

Le modèle économique en cause

En 2009, la société Musicmatic France s’engageait contractuellement à mettre à la disposition de la société Tapis Saint-Maclou des appareils permettant la diffusion d’un programme musical personnalisé stipulé comme « libre de tous droits de diffusion » dans l’ensemble de ses points de vente.

Le programme musical était composé de morceaux composés, interprétés et enregistrés par leurs auteurs, n’appartenant pas à un organisme de gestion collective tel que la SACEM, et mis à la disposition du diffuseur dans le cadre de licences Creative Commons permettant une exploitation commerciale.

De son côté, le diffuseur autorisait le magasin à diffuser le programme musical dans ses points de vente contre le versement de la rémunération convenue, dont il reversait une partie aux auteurs concernés.

Pour le magasin, l’intérêt était de disposer d’un programme musical de sonorisation de ses espaces de vente à moindre coût, en n’ayant qu’un interlocuteur et en n’effectuant qu’un seul paiement.

 

Retour sur la sonorisation musicale de lieux accueillant du public

Pour sonoriser un lieu accueillant du public, son exploitant doit pouvoir utiliser licitement des enregistrements musicaux.

Un enregistrement musical (un « phonogramme » au sens de la loi) est le siège de plusieurs droits, chacun soumis à un régime propre :

  • les droits de l’auteur de la composition musicale et, le cas échéant, des paroles ;
  • les droits de l’interprète de la composition musicale et les droits du producteur du phonogramme, droits appelés « droits voisins ».

Pour ce qui concerne les droits d’auteur, l’auteur dispose du droit d’autoriser ou d’interdire l’utilisation de son œuvre. Deux situations peuvent se présenter :

  • l’auteur est membre de la SACEM : l’autorisation d’utiliser la musique pour la sonorisation doit être demandée à la SACEM, en contrepartie du versement d’une redevance ; la SACEM se charge de répartir cette redevance entre les auteurs dont l’œuvre est diffusée ;
  • l’auteur n’est pas membre de la SACEM : l’autorisation doit être demandée à l’auteur ou à son représentant ou cessionnaire.

Pour ce qui concerne les droits voisins, l’artiste-interprète et le producteur de phonogrammes perdent, dans certaines circonstances, dont la sonorisation de lieux accueillant du public, leur droit d’autoriser ou d’interdire pour ne conserver qu’un droit à rémunération dit « équitable », dans le cadre de la licence légale prévue par l’article L 214-1 du code de la propriété intellectuelle.

Ce texte prévoit que « lorsqu’un phonogramme a été publié à des fins de commerce, l’artiste-interprète et le producteur ne peuvent s’opposer (…) A sa communication directe dans un lieu public, dès lors qu’il n’est pas utilisé dans un spectacle. (…) Ces utilisations des phonogrammes publiés à des fins de commerce, quel que soit le lieu de fixation de ces phonogrammes, ouvrent droit à rémunération au profit des artistes-interprètes et des producteurs. »

En pratique, la rémunération équitable est perçue auprès des utilisateurs par la Société pour la Perception de la Rémunération Equitable (SPRE).

 

Le litige tranché par la Cour de cassation

Confronté au service utilisé par la société Saint-Maclou, la SPRE a considéré que la rémunération équitable bénéficiant aux interprètes et aux producteurs de phonogrammes restait due, la licence Creative Commons ne pouvant pas couvrir cet aspect.

La SPRE, représentée par la SACEM, a donc assigné la société Tapis Saint-Maclou en paiement d’une somme correspondant à la rémunération équitable prévue à l’article L 214-1 du Code de la Propriété intellectuelle.

Par un arrêt du 6 avril 2018, la Cour d’appel de Paris a considéré que les conditions d’application de la licence légale étaient réunies et a en conséquence condamné la société Tapis Saint-Maclou à payer à la SPRE une somme correspondant à la rémunération équitable, avec intérêts, soit 117.826,82 euros.

La Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre cet arrêt en considérant que les deux conditions d’application de la licence légale étaient effectivement réunies, puisque :

  • les phonogrammes utilisés avaient été publiés à des fins de commerce ;
  • la société Tapis Saint-Maclou avait procédé à leur communication directe dans un lieu public.

Pour caractériser la publication des phonogrammes à des fins de commerce, la Cour retient que les artistes-interprètes, qui publiaient leurs phonogrammes sur la plate-forme du diffuseur « pouvaient participer au programme commercial dénommé « In-Store » proposé par cette plate-forme, en choisissant le type de licence « creative commons » correspondant, que les professionnels avaient, quant à eux, la possibilité de souscrire au programme « In-Store » afin de sonoriser leurs locaux, et que cette exploitation commerciale générait des bénéfices, qui étaient partiellement reversés aux artistes concernés. »

Pour caractériser la communication directe dans un lieu public, la Cour retient que la société Tapis Saint-Maclou « ne contestait pas avoir diffusé les phonogrammes mis à sa disposition (…) afin d’animer ses magasins » et qu’ainsi « lesdits phonogrammes avaient été transmis auprès d’un nombre indéterminé de destinataires potentiels par la société Tapis Saint-Maclou, de sorte qu’était réalisée leur communication directe dans un lieu public au sens de l’article L. 214-1 du code de la propriété intellectuelle, indépendamment du moyen ou procédé technique utilisé ».

Pour la Cour, dès lors que ces deux conditions d’application de la licence légale sont réunies, la rémunération équitable bénéficiant aux artistes interprètes et aux producteurs, associée à cette licence, est automatiquement due. En conséquence, une licence Creative Commons est impuissante à écarter le jeu de la licence légale.

 

L’arrêt de la Cour de cassation illustre les ambiguïtés des licences libres. Censées tourner le dos aux droits exclusifs attribués aux auteurs et aux titulaires de droits voisins par le code de la propriété intellectuelle, les licences libres doivent néanmoins composer avec ces droits, sans pouvoir écarter le jeu des dispositions protectrices impératives qu’il contient, comme la licence légale et son corollaire la rémunération équitable ou encore les droits moraux. On ne peut pas dire plus clairement que le système des licences libres ne se situe pas en dehors des règles du code de la propriété intellectuelle mais y est soumis.

 

Jean-Christophe Ienné, directeur des pôles Propriété Intellectuelle & Industrielle, Médias & Audiovisuel et Internet

 

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