Les juridictions françaises sont partagées sur la nature de la responsabilité encourue par le titulaire d’une licence de logiciel en cas de violation des termes de la licence : responsabilité contractuelle ou délictuelle ? La Cour de justice de l’Union européenne apporte une première réponse dans un arrêt rendu le 18 décembre 2019.

Le litige à l’origine de la question préjudicielle

La société IT Développement avait consenti à la société Free Mobile une licence sur un progiciel destiné à organiser et à suivre en temps réel l’évolution du déploiement de l’ensemble de ses antennes de radiotéléphonie par ses équipes et par ses prestataires techniques. Le contrat de licence interdisait au licencié de modifier et d’adapter le progiciel ainsi que de créer des œuvres secondes et d’adjonction.

Cette interdiction contractuelle mettait en œuvre les droits accordés à l’auteur d’un logiciel par l’article L. 122-6 du code de la propriété intellectuelle, notamment le droit d’effectuer et d’autoriser « la traduction, l’adaptation, l’arrangement ou toute autre modification d’un logiciel et la reproduction du logiciel en résultant ».

Le licencié ayant modifié le progiciel en y ajoutant de nouveaux formulaires, son éditeur a fait procéder à une saisie-contrefaçon du progiciel modifié puis a assigné le licencié devant le TGI de Paris en contrefaçon sur le fondement des articles L.122-6 et L.331-1-3 du code de la propriété intellectuelle.

Dans un jugement du 6 janvier 2017, le TGI de Paris a rejeté les prétentions de l’éditeur au motif qu’il aurait dû fonder son action sur la responsabilité contractuelle et non délictuelle (contrefaçon).

La question posée à la CJUE

Saisie par l’éditeur, la Cour d’appel de Paris a décidé de soumettre à la CJUE une question préjudicielle relative à la nature de la responsabilité encourue par le licencié, par un arrêt du 18 octobre 2018.

La question posée à la CJUE est la suivante :

« Le fait pour un licencié de logiciel de ne pas respecter les termes d’un contrat de licence de logiciel (par expiration d’une période d’essai, dépassement du nombre d’utilisateurs autorisés ou d’une autre unité de mesure, comme les processeurs pouvant être utilisés pour faire exécuter les instructions du logiciel, ou par modification du code-source du logiciel lorsque la licence réserve ce droit au titulaire initial) constitue-t-il :

– une contrefaçon (au sens de la directive 2004/48 du 29 avril 2004) subie par le titulaire du droit d’auteur du logiciel réservé par l’article 4 de la directive 2009/24/CE du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur

– ou bien peut-il obéir à un régime juridique distinct, comme le régime de la responsabilité contractuelle de droit commun ? »

La difficulté soulevée

Il existe en droit français deux ordres de responsabilité, la responsabilité délictuelle et la responsabilité contractuelle. La coexistence de ces deux ordres de responsabilité s’articule autour du principe de non-cumul : la responsabilité délictuelle doit être écartée entre les parties à un contrat, pour tout ce qui concerne ce contrat, au profit de la responsabilité contractuelle. En quelque sorte, le contrat chasse la responsabilité délictuelle entre les cocontractants.

La responsabilité du licencié en cas de dépassement des droits qui lui sont accordés par un contrat de licence de logiciel peut être analysée comme relevant :

  • soit de la responsabilité contractuelle, si l’on fait prévaloir l’existence du contrat ;
  • soit de la responsabilité délictuelle, ici la contrefaçon, si l’on considère que les droits accordés dans le contrat et méconnus par le licencié sont des droits qui sont définis par le code de la propriété intellectuelle, qui préexistent au contrat et dont la violation est sanctionnée par l’action en contrefaçon.

Cette question a donné lieu à des décisions contradictoires : ainsi, la Cour d’appel de Versailles dans un arrêt du 1er septembre 2015 a-t’elle jugé que toute utilisation d’un logiciel par un licencié au-delà de l’autorisation donnée par le titulaire des droits constitue un acte de contrefaçon et relève donc de la responsabilité délictuelle, alors que la Cour d’appel de Paris dans une décision du 10 mai 2016 a jugé que les agissements contrefaisants d’un licencié en violation du contrat de licence relèvent de la responsabilité contractuelle car un contrat existait entre les parties.

Les enjeux de la question

Les enjeux du choix entre responsabilité contractuelle et responsabilité délictuelle sont multiples. Il s’agit notamment :

  • de la recevabilité de l’action : les règles de compétence territoriale et d’attribution sont différentes en matière de responsabilité contractuelle et en matière de contrefaçon d’un droit d’auteur ;
  • de la prescription : la durée de la prescription en matière de contrefaçon est plus longue qu’en matière de responsabilité contractuelle ;
  • de la détermination des dommages et intérêts : les modalités de calcul des dommages-intérêts en matière de contrefaçon sont plus favorables pour le titulaire de droits d’auteur (ici sur un logiciel) qu’en matière de responsabilité contractuelle ;
  • de l’efficacité des clauses limitatives de responsabilité ou de plafonnement de la responsabilité : si la contrefaçon est retenue, de telles clauses sont inapplicables.

La réponse de la CJUE

La CJUE ne répond pas en totalité à la question telle qu’elle est posée par la Cour d’appel de Paris.

La Cour d’appel de Paris sollicitait en effet la CJUE sur plusieurs hypothèses de non-respect d’un contrat de licence (« par expiration d’une période d’essai, dépassement du nombre d’utilisateurs autorisés ou d’une autre unité de mesure, comme les processeurs pouvant être utilisés pour faire exécuter les instructions du logiciel, ou par modification du code-source du logiciel lorsque la licence réserve ce droit au titulaire initial »).

La CJUE limite sa réponse au seul cas où la violation contractuelle consiste dans la modification du logiciel sous licence alors que cette modification est interdite contractuellement, car c’est cette seule hypothèse qui était soumise à la Cour d’appel de Paris.

La réponse apportée par la CJUE est la suivante :

« il convient de répondre à la question posée que les directives 2004/48 et 2009/24 doivent être interprétées en ce sens que la violation d’une clause d’un contrat de licence d’un programme d’ordinateur, portant sur des droits de propriété intellectuelle du titulaire des droits d’auteur de ce programme, relève de la notion d’« atteinte aux droits de propriété intellectuelle », au sens de la directive 2004/48, et que, par conséquent, ledit titulaire doit pouvoir bénéficier des garanties prévues par cette dernière directive, indépendamment du régime de responsabilité applicable selon le droit national. »

La directive 2004/48, à laquelle se réfère la Cour, a pour objet d’assurer le respect des droits de propriété intellectuelle. Elle définit un ensemble de garanties et de mesures qui doivent permettre de sanctionner les atteintes aux droits de propriété intellectuelle.

En droit français, cette directive a été transposée dans le code de la propriété intellectuelle.

La réponse donnée par la Cour conduit donc à ce que la sanction de la violation par le licencié d’une clause d’une licence de progiciel, lorsque cette violation porte sur un droit reconnu à l’auteur par le code de la propriété intellectuelle, relève en France des droits et procédures permettant de faire respecter les droits de propriété intellectuelle, c’est-à-dire au final de l’action en contrefaçon.

Cette réponse ne vaut stricto sensu que pour l’hypothèse de la modification par le licencié du logiciel sous licence, en violation du contrat. Elle n’épuise toutefois pas la question.

Jean-Christophe Ienné, avocat directeur des pôles PI, Internet et Médias & Audiovisuel

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