Contrastant avec sa jurisprudence de 2012 jugeant licite la revente d’occasion de logiciels commercialisés initialement par la voie du téléchargement, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dans un arrêt du 19 décembre 2019, l’interdit pour les livres numériques téléchargeables.

L’origine du litige : un marché virtuel de livres numériques d’occasion 

Une plateforme néerlandaise, Tom Kabinet, met en place un marché virtuel de livres numériques d’occasion. Pour se constituer un stock de livres numériques, la plateforme propose à ses membres de racheter leurs livres numériques en contrepartie d’un crédit à dépenser sur le site et d’un engagement de ne pas en conserver une copie. La plateforme télécharge ensuite chaque livre numérique acheté à partir du site Internet de l’éditeur et appose sur celui-ci son propre filigrane numérique attestant qu’il s’agit d’un exemplaire acquis légalement. Les livres numériques d’occasion peuvent être achetés au prix de 2 euros par les membres de la plateforme.

Deux associations néerlandaises de défense des intérêts des éditeurs considérant que ce marché porte atteinte aux droits des éditeurs saisissent un tribunal néerlandais d’une requête visant à faire interdire à Tom Kabinet de mettre des livres numériques d’occasion à disposition de ses membres, au motif qu’il s’agit d’une communication au public non autorisée.

La juridiction de renvoi rejette la demande car les actes effectués par Tom Kabinet ne constitue pas, selon elle, une communication au public. Considérant toutefois qu’il pourrait s’agir d’un acte de distribution, la juridiction décide de saisir la CJUE d’une question préjudicielle.

La question soumise à la CJUE

La juridiction néerlandaise pose à la CJUE une série de quatre questions, que la Cour synthétise en une seule question, à savoir :

« (…) il y a lieu de reformuler la première question posée en ce sens que par celle-ci, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la fourniture par téléchargement, pour un usage permanent, d’un livre électronique relève de la notion de « communication au public », au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, ou de celle de « distribution au public », visée à l’article 4, paragraphe 1, de cette directive. »

Les enjeux de la question

La question posée est de savoir si les actes en cause s’analysent comme des actes de communication au public ou des actes de distribution au public, réservés aux titulaires des droits de propriété intellectuelle, au sens de la directive n° 2001/29 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information du 22 mai 2001.

Cette directive définit le droit de communication au public comme : « le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute communication au public de leurs œuvres, par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs œuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement. »

Si les actes effectués par la plateforme devaient s’analyser comme une communication au public de chaque livre numérique d’occasion, alors la plateforme méconnaitrait les droits de l’éditeur, qui serait donc en droit de s’y opposer.

La directive définit par ailleurs le droit de distribution comme : « le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute forme de distribution au public, par la vente ou autrement, de l’original de leurs œuvres ou de copies de celles-ci. »

Le droit de distribution a pour caractéristique de s’épuiser « en cas de première vente ou premier autre transfert de propriété dans l’Union de cet objet par le titulaire du droit ou avec son consentement ».

Si la commercialisation des livres numériques devait s’analyser comme un acte de distribution de la part de l’éditeur, alors son droit sur chaque exemplaire commercialisé s’épuiserait dès la première vente d’un exemplaire, si bien qu’il ne pourrait pas s’opposer au marché de l’occasion mis en place par Tom Kabinet.

La Cour est déjà parvenue à une telle conclusion dans un arrêt du 03 juillet 2012 (Oracle c. UsedSoft) relatif à des progiciels mis à disposition par l’éditeur par téléchargement. Dans cette affaire, la Cour a considéré que la mise à disposition de son progiciel par téléchargement relevait du droit de distribution de l’éditeur, que ce droit était épuisé une fois le téléchargement effectué par le licencié et que, par conséquent, l’éditeur ne pouvait pas s’opposer à la revente du progiciel par le licencié.

 

La CJUE retient la qualification de droit de communication au public 

La Cour juge que « la fourniture au public par téléchargement, pour un usage permanent, d’un livre électronique relève de la notion de « communication au public » et, plus particulièrement, de celle de « mise à disposition du public [des] œuvres [des auteurs] de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement », au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29. »

Ainsi, contrairement à ce qu’elle avait jugé dans l’affaire UsedSoft, la Cour écarte l’application du droit de distribution pour les livres numériques au motif que ce droit, tel qu’il est envisagé dans la directive n° 2001/29 et ses documents préparatoires, ne s’applique qu’à la distribution de biens tangibles incorporant une œuvre. La commercialisation de livres numériques par le moyen du téléchargement n’est donc pas soumise au droit de distribution et, par voie de conséquence, à l’épuisement.

En revanche, la Cour considère que les actes réalisés par la plateforme entrent bien dans la définition de la communication au public d’une œuvre, que ce soit en ce qui concerne les modalités de la communication, l’existence d’un public significatif auquel elle est communiquée, ne serait-ce que potentiellement, et le caractère nouveau de ce public.

Sur l’existence d’un public significatif, l’analyse que fait la Cour apparait toutefois abstraite et pas forcément en accord avec les conditions d’exploitation de la plateforme. Pour considérer que le nombre de personnes pouvant avoir accès, parallèlement ou successivement, à la même œuvre au moyen de la plateforme est important, la Cour retient en effet :

  • que chacun peut devenir membre de la plateforme ;
  • et qu’il n’existe pas de mesure technique garantissant qu’une seule copie d’un livre peut être téléchargée pendant la période au cours de laquelle l’utilisateur de ce livre a effectivement accès à celui-ci et que, après l’expiration de cette période, la copie téléchargée par cet utilisateur n’est plus utilisable par celui-ci.

La réponse donnée par la Cour est donc conditionnée aux modalités pratiques de mises à disposition des livres d’occasion aux acheteurs. C’est pourquoi la Cour précise qu’il appartient à la cour de renvoi de vérifier en l’espèce les conditions techniques de la revente des livres numériques par Tom Kabinet.

Ainsi, s’il apparaissait que, en réalité, un seul membre de la plateforme peut avoir accès au livre numérique qu’il a acheté d’occasion, la plateforme ne réaliserait pas une communication au public. Le modèle économique de la plateforme serait alors licite.

Vers une révision de la jurisprudence UsedSoft sur les progiciels d’occasion ?

Pour la Cour, la différence de traitement entre le marché de l’occasion des livres numériques et des progiciels est justifiée par deux raisons principales.

D’abord par une raison de texte : la Cour relève que les règles relatives à la protection juridique des programmes d’ordinateur sont issues d’une directive spécifique (directive n° 2009/24 du 23 avril 2009) qui ne fait aucune distinction en fonction de la forme matérielle ou immatérielle de la copie distribuée, à la différence de la directive applicable au cas d’espèce.

Ensuite par une raison tenant au fait que la fourniture d’un livre sur un support matériel et la fourniture d’un livre électronique ne seraient pas équivalentes d’un point de vue économique et fonctionnel, à la différence de la fourniture d’un logiciel sur un support matériel et par téléchargement.

Si ces justifications n’apparaissent pas totalement convaincantes, elles peuvent être comprises comme une volonté de la Cour de cantonner sa jurisprudence UsedSoft aux programmes d’ordinateur fournis par téléchargement.

Le débat peut apparaître aujourd’hui dépassé avec la généralisation de la commercialisation d’œuvres sous forme numérique (œuvres musicales, audiovisuelles, logicielles…) en streaming et par abonnement. Avec ce dernier modèle économique, le droit de distribution n’est pas en jeu puisqu’il n’y a pas de vente ou de transfert de propriété et le titulaire des droits peut définir et contrôler les conditions juridiques de l’utilisation des œuvres par son client.

 

Jean-Christophe Ienné, directeur des pôles Propriété Intellectuelle & Industrielle, Médias & Audiovisuel et Internet

 

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