PARASITISME : un quasi-droit de propriété intellectuelle ? – Journal du Management Juridique Octobre Novembre 2024
13 novembre 2024.
Dans deux arrêts rendus le 26 juin 2024, la chambre commerciale de la Cour de cassation livre un vade-mecum de la protection contre les agissements parasitaires. Bien comprise, cette protection peut permettre aux opérateurs économiques de protéger leurs investissements lorsqu’ils ne peuvent pas ou plus l’être par un droit de propriété intellectuelle.
Dans ses deux arrêts du 26 juin 2024 (n° de pourvoi 22-17.647 et n° 23-13.535), la Cour rappelle que « la recherche d’une économie au détriment d’un concurrent n’est pas en tant que telle fautive mais procède de la liberté du commerce et de la libre concurrence, sous réserve de respecter les usages loyaux du commerce. » Le principe est donc celui de la liberté du commerce et de la libre concurrence et l’exception les droits de propriété intellectuelle, tels que droits d’auteur, dessins et modèles, brevets, droits du producteur de base de données qui confèrent à leur titulaire un monopole d’exploitation opposable à tous. Ces droits privatifs obéissent chacun à des conditions de protection propres et ont en commun d’accorder à leurs titulaires un monopole d’exploitation pour une durée déterminée, sanctionné par des mesures fortes comme l’action en contrefaçon et la saisie contrefaçon. Dans l’espace situé entre la liberté d’entreprise et ces droits privatifs exclusifs tout n’est toutefois pas permis. L’action en concurrence déloyale et en parasitisme, dérivée de la responsabilité civile délictuelle, vient en effet sanctionner l’abus dans la liberté d’entreprendre.
LE PARASITISME SANCTIONNE LES AGISSEMENTS PARASITAIRES
Dans ces arrêts, la Cour rappelle que « (le) parasitisme économique est une forme de déloyauté, constitutive d’une faute au sens de l’article 1240 du code civil, qui consiste, pour un opérateur économique, à se placer dans le sillage d’un autre afin de tirer indûment profit de ses efforts, de son savoir-faire, de la notoriété acquise ou des investissements consentis »
Il s’agit souvent de la copie servile d’un produit ne bénéficiant pas ou plus de la protection d’un droit de propriété intellectuelle, soit que les conditions de la protection ne sont pas réunies, soit que la durée de protection a expirée. Cette copie est réalisée par un tiers qui se place délibérément dans le sillage d’un autre pour tirer indûment profit de son succès en cherchant à profiter de la notoriété acquise ou des investissements réalisés.
Par exemple, dans le domaine audiovisuel, les tribunaux n’accordent que très rarement la protection du droit d’auteur aux formats de programmes audiovisuels. Les producteurs recourent donc principalement à la théorie des agissements parasitaires pour poursuivre un tiers qui produit une émission reprenant les caractéristiques de la leur. Une telle action a pu être menée avec succès à l’occasion de la reprise du concept de l’émission « La nuit des héros » par une chane concurrente. A l’époque, une condamnation à 55 millions de francs (près de 10 millions d’euros) avait été prononcée.
Face à de tels agissement, l’opérateur économique victime peut mobiliser toutes les ressources de la procédure civile : procédure au fond, en référé, sur requête, action probatoire…
Que doit alors établir la victime pour pouvoir introduire de telles actions ? La Cour répond que « Il appartient à celui qui se prétend victime d’actes de parasitisme d’identifier la valeur économique individualisée qu’il invoque, ainsi que la volonté d’un tiers de se placer dans son sillage. »
La victime doit donc être en mesure de rapporter la preuve :
- De l’existence d’une valeur économique individualisée ;
- De la réalité de la volonté du tiers de se placer dans son sillage.
UNE VALEUR ECONOMIQUE INDIVIDUALISEE ET IDENTIFIEE
S’agissant de la reconnaissance d’une valeur économique individualisée, la Cour précise que « le savoir-faire et les efforts humains et financiers propres à caractériser une valeur économique identifiée et individualisée ne peuvent se déduire de la seule longévité et du succès de la commercialisation du produit et, les idées étant de libre parcours, le seul fait de reprendre, en le déclinant, un concept mis en œuvre par un concurrent ne constitue pas, en soi, un acte de parasitisme. »
Pour la Cour, ne constitue ainsi pas une valeur économique individualisée un décor commercialisé sous la forme d’un tableau sur toile composé de différents clichés disponibles sur Internet en droit libre et qui constitue une combinaison banale d’images préexistantes, qui a été commercialisé sur une période limitée, sans jamais avoir été mis en avant comme étant emblématique des produits de la société et qui relevait d’un genre alors en vogue (affaire n° 23-13.535).
En revanche, la Cour a considéré qu’un masque de plongée pouvait constituer une valeur économique protégeable dès lors qu’il était caractérisé par sa grande notoriété, la réalité du travail de conception et de développement, le caractère innovant de la démarche conduite, ainsi que les investissements publicitaires importants réalisés, tant par le montant que par la durée (affaire n° 22-17.647).
On le voit, ce qui est protégé, c’est l’investissement réalisé pour donner à un produit une notoriété et un succès qui le démarque des autres et donne à l’opérateur économique un avantage concurrentiel.
UNE VOLONTE DE TIRER PROFIT DE CETTE VALEUR INDIVIDUALISEE
S’agissant de la volonté caractérisée de tirer profit de cette valeur individualisée, la Cour en donne un exemple circonstancié. Constitue ainsi une telle volonté la commercialisation par un concurrent d’un produit identique d’un point de vue fonctionnel et fortement inspiré de l’apparence du produit copié, lui-même devenu un produit phare et connu d’une large partie du grand public grâce aux lourds investissements publicitaires consentis depuis plusieurs années, alors que ce concurrent ne justifie d’aucun travail de mise au point ni d’investissements relatifs à son propre produit et alors que cette commercialisation est intervenue au moment où la société victime investissait encore pour la promotion de son produit et le maintien de sa notoriété.
De telles circonstances démontrent la volonté de la société concurrente de se placer dans le sillage d’autrui pour bénéficier du succès rencontré auprès de la clientèle par son produit sans aucune contrepartie ni prise de risque.
COMMENT TIRER PARTI DE LA THEORIE DES AGISSEMENTS PARASITAIRES ?
D’une manière générale, un acteur économique est amené à recourir à la théorie des agissements parasitaires lorsqu’il se heurte à des actes déloyaux d’un tiers, concurrent ou non. Il se trouve alors confronté à la difficulté de rassembler les preuves de la réalité de la valeur économique usurpée et du préjudice subi. Cette difficulté est accrue lorsque ces preuves doivent être rassemblées dans l’urgence, par exemple pour engager un référé, ou lorsque l’investissement a été réalisé sur une longue période ou encore que les salariés impliqués ne sont plus dans l’entreprise et que la mémoire en a été perdue.
En clarifiant et synthétisant la définition prétorienne du parasitisme, la Cour nous invite à dépasser l’aspect purement défensif de la théorie des agissements parasitaires pour l’intégrer à la politique de propriété intellectuelle de l’entreprise, au même titre que les droits privatifs tels que les marques, les brevets ou les dessins et modèles. Pour cela, il convient d’analyser chaque produit dont la création est envisagée pour déterminer les modalités les plus adaptées à sa protection en mettant au même plan les droits privatifs et la théorie des agissements parasitaires, cette dernière pouvant suppléer les premiers, par exemple en cas de perte du droit privatif. Afin de se préconstituer la preuve de la réalité de la valeur économique, il est conseillé de documenter précisément, au moment même de la création, le travail de conception et de développement du produit concerné, en conservant de manière organisée les traces des efforts consentis (études de marché ayant conduit à la décision de lancer le produit, contrats avec des prestataires, campagnes publicitaires…) et les coûts associés. De même les investissements réalisés pendant la vie du produit doivent être documentés.
La démarche n’est pas éloignée de celle qui devrait présider à la protection du secret des affaires (article L151-1 et suivants du code de commerce).
Pour tirer le meilleur parti de la théorie des agissements parasitaires, les entreprises doivent avant tout prendre conscience de son intérêt stratégique pour la protection de ses biens immatériels et partager cette prise de conscience avec ses salariés par des actions pédagogiques de formation, puis mettre en place une politique de propriété intellectuelle adaptée à son activité, couvrant tout le spectre des protections envisageables, y compris la théorie des agissements parasitaires, et pour cette dernière définir une méthodologie de formalisation des étapes de la création et de la commercialisation.
Jean-Christophe Ienné, avocat directeur des pôles Propriété Intellectuelle & Industrielle, Média & Audiovisuel et Internet ITLAW Avocats.
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