Vers un droit à l’interopérabilité ?
12 mars 2025.

Le refus d’assurer l’interopérabilité de sa plateforme avec une application tierce coute 100 millions d’euros à GOOGLE.
Le refus par une entreprise en position dominante ayant développé une plateforme numérique, d’assurer l’interopérabilité de cette plateforme avec une application développée par une entreprise tierce, sans justification objective, est susceptible de constituer un abus de cette position dominante, même si la plateforme n’est pas indispensable pour l’exploitation de cette application.
Tel est l’apport principal de la décision rendue le 25 février 2025 par la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE)[1]. Cette décision vient compléter les limites déjà posées par le droit de la concurrence à l’exercice des droits de propriété, notamment de propriété intellectuelle.
Le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle dispose en principe du droit exclusif d’autoriser ou d’interdire à un tiers l’usage de ce droit, le refus de concéder une licence constituant la substance de ce droit exclusif. Toutefois, depuis l’arrêt Magill de la CJUE du 6 avril 1995, le droit de la concurrence peut permettre, sous certaines conditions, de contraindre le propriétaire en situation de position dominante d’une ressource essentielle couverte ou non par un droit de propriété intellectuelle de donner accès à cette ressource au bénéfice d’un tiers. Pour cela, il faut que cette ressource soit indispensable pour permettre au tiers d’exercer une activité économique concurrente sur un marché différent de celui pour lequel le propriétaire détient un monopole ou une position dominante. En cas de refus ou d’imposition de conditions restrictives injustifiées, le propriétaire peut être sanctionné pour exploitation abusive de sa position dominante. Il s’agit là de l’application de la théorie dite des facilités essentielles.
Dans sa décision du 25 février, la CJUE étend l’application du droit de la concurrence à l’hypothèse où l’accès à la ressource n’est pas indispensable à la poursuite d’une activité économique mais simplement de nature à rendre cette activité plus attractive pour le consommateur.
Plus généralement, cette décision s’inscrit dans un courant favorable à la garantie de l’interopérabilité entre systèmes informatiques ou numériques, l’interopérabilité étant présentée comme une exigence essentielle. Elle contribue ainsi à la construction d’un droit de l’interopérabilité.
L’interopérabilité, qu’est-ce que c’est ?
La réglementation européenne retient plusieurs définitions de l’interopérabilité. Le Règlement (UE) 2022/1925 du 14 septembre 2022 DMA en donne la définition suivante : « la capacité d’échanger des informations et d’utiliser mutuellement les informations échangées par le biais d’interfaces ou d’autres solutions, de telle sorte que tous les éléments du matériel informatique ou des logiciels fonctionnent de toutes les manières dont elles sont censées fonctionner avec d’autres matériels informatiques et logiciels ainsi qu’avec les utilisateurs ».
Les faits à l’origine de la décision de la CJUE
En 2015, GOOGLE a lancé une plateforme numérique développée pour les appareils mobiles fonctionnant avec son système d’exploitation Android OS, nommée « Android Auto » (la «Plateforme »). La Plateforme permet aux utilisateurs d’appareils mobiles d’accéder à certaines de leurs applications mobiles directement sur l’écran du système d’infodivertissement de leurs véhicules.
Pour assurer l’interopérabilité d’applications développées par des tiers avec sa Plateforme, GOOGLE offrait des solutions d’interopérabilité pour des catégories d’application sous la forme de « templates » ou « Modèles ». En 2018, des Modèles étaient disponibles uniquement pour les applications multimédia et de messagerie.
La société ENEL X Italia SRL (« ENEL »), spécialisée dans la gestion de bornes de recharges pour véhicules électriques en Italie a lancé en 2018 l’application mobile JuicePass (« l’Application ») permettant notamment aux automobilistes de rechercher et de réserver des bornes de recharges et de visualiser l’itinéraire vers la borne réservée. ENEL a demandé à GOOGLE d’entreprendre les actions nécessaires pour assurer l’interopérabilité de l’Application avec la Plateforme, ce qui lui a été refusé au motif que des Modèles n’existaient que pour les applications multimédia et de messagerie.
ENEL a saisi l’autorité de la concurrence italienne, en soutenant que le comportement de GOOGLE, consistant à refuser de permettre à l’Application d’être utilisée par le biais de la Plateforme, était constitutif d’un abus de position dominante au sens de l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (« article 102 TFUE »).
L’autorité de la concurrence italienne a donné raison à ENEL, en condamnant GOOGLE à fournir les éléments nécessaires pour réaliser l’interopérabilité de l’Application avec la Plateforme, ainsi qu’à une amende de plus de 100 millions d’euros. GOOGLE a contesté la décision, jusque devant le Conseil d’Etat italien (le « Conseil »).
Le Conseil, en raison d’incertitudes sur l’interprétation de l’article 102 TFUE au regard des faits de l’espèce a posé plusieurs questions préjudicielles à la CJUE.
Les questions posées et la réponse de la CJUE
La question de l’existence d’une position dominante de la part de GOOGLE ne faisant aucun doute pour le Conseil, ses questions portaient uniquement sur les conditions de la caractérisation d’un abus de cette position dominante au regard des faits de l’espèce.
A titre principal, la question du Conseil, telle que reformulée par la CJUE, était de savoir :
- « si l’article 102 TFUE doit être interprété en ce sens que le refus, par une entreprise en position dominante ayant développé une plateforme numérique, d’assurer, à la demande d’une entreprise tierce, l’interopérabilité de cette plateforme avec une application développée par cette entreprise tierce est susceptible de constituer un abus de position dominante, alors même que ladite plateforme n’est pas indispensable pour l’exploitation commerciale de ladite application sur un marché en aval, mais est de nature à rendre la même application plus attractive pour les consommateurs. »
Pour répondre à cette question, la CJUE a constaté que la Plateforme n’avait pas été développée pour les besoins propres de GOOGLE, mais également mises à la disposition d’entreprises tierces par le biais de Modèles afin qu’elles puissent y connecter leurs applications et qu’elle n’était pas indispensable pour la commercialisation de l’Application.
Dans ce contexte, la CJUE a jugé que :
- « l’article 102 TFUE doit être interprété en ce sens que le refus, par une entreprise en position dominante ayant développé une plateforme numérique, d’assurer, à la demande d’une entreprise tierce, l’interopérabilité de cette plateforme avec une application développée par cette entreprise tierce est susceptible de constituer un abus de position dominante, alors même que ladite plateforme n’est pas indispensable pour l’exploitation commerciale de ladite application sur un marché en aval, mais est de nature à rendre la même application plus attractive pour les consommateurs, lorsque la même plateforme n’a pas été développée par l’entreprise en position dominante pour les seuls besoins de son activité propre ».
Il appartient désormais à la juridiction italienne ayant posé la question préjudicielle d’appliquer ces principes aux faits de l’espèce pour caractériser ou non un abus de position dominante à l’encontre de GOOGLE.
La CJUE précise par ailleurs qu’un tel refus pourrait être justifié au cas où le propriétaire de la plateforme ne dispose pas déjà d’un modèle d’interopérabilité correspondant à l’application que l’entreprise tierce souhaite faire interagir avec la plateforme, à condition que le propriétaire justifie de manière objective :
- Soit que l’octroi d’une telle interopérabilité au moyen d’un modèle compromettrait, en lui-même et au vu des propriétés de l’application pour laquelle l’interopérabilité est demandée, l’intégrité de la plateforme concernée ou la sécurité de son utilisation,
- Soit qu’il serait impossible pour d’autres raisons techniques d’assurer cette interopérabilité en développant ledit modèle.
En revanche, si l’entreprise en position dominante n’est pas en mesure d’apporter une telle justification, la CJUE précise que :
- Cette dernière est tenue de développer le modèle demandé dans un délai raisonnable nécessaire à cet effet ;
- Moyennant, le cas échéant, une contrepartie financière appropriée, prenant en considération les besoins de l’entreprise tierce ayant demandé ce développement, le coût réel de celui-ci et le droit de l’entreprise en position dominante d’en retirer un bénéfice approprié.
Pour la CJUE, les droits de propriété, notamment de propriété intellectuelle, que pourrait détenir l’entreprise en position dominante sur une plateforme numérique qu’elle a développé et qu’elle ne se réserve pas à son seul usage sont donc insusceptibles de justifier le refus d’aménager l’interopérabilité entre sa plateforme et des applications tierces même si la plateforme n’est pas indispensable pour l’exploitation commerciale des applications sur un marché en aval, mais est simplement de nature à rendre les applications plus attractives pour les consommateurs.
Dans de telles circonstances, certes strictement encadrées, l’exigence d’interopérabilité portée par le droit de la concurrence peut faire céder le droit de la propriété intellectuelle.
Vers un droit à l’interopérabilité ?
Les responsables informatiques connaissent bien la nécessité de faire interagir entre eux des systèmes et logiciels informatiques de provenances différentes, que ce soit dans le cadre de l’hybridation de leur système d’information ou de la sélection et de la mise en place des solutions les mieux adaptées à leurs besoins. Ils connaissent également les difficultés rencontrées avec les éditeurs de solutions intégrées lorsqu’ils souhaitent y ajouter des solutions tierces.
Cette nécessité de garantir l’interopérabilité entre solutions hétérogènes est une exigence de plus en plus prise en compte.
Elle apparait dans des textes épars qui répondent chacun à des objectifs propres, notamment :
- La Directive 91/250/CEE du 14 mai 1991 relative à la protection des logiciels, codifiée en 2009 et transposée dans le code de la propriété intellectuelle : ce texte prévoit un droit d’ordre public de décompilation d’un logiciel en vue d’obtenir les informations nécessaires à l’interopérabilité de ce logiciel avec d’autres logiciels ;
- La Directive (UE) n° 2019/770 du 20 mai 2019 relative à la protection des consommateurs dans les contrats de fourniture de contenus ou de services numériques, transposée dans le code de la consommation : ce texte introduit la notion d’interopérabilité parmi les engagements pris par le professionnel ;
- Le Règlement (UE) n° 2022/1925 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique (DMA) : ce texte fait de l’interopérabilité une obligation contraignante vis-à-vis de certains opérateurs technologiques majeurs, dits contrôleurs d’accès ;
- Le Règlement (UE) n° 2023/2854 concernant les règles harmonisées portant sur l’équité de l’accès aux données et de l’utilisation des données (Data Act) : ce texte a notamment pour objectif de garantir l’effectivité de l’interopérabilité des données des mécanismes et des services de partage de données dans l’Union dans le secteur des services en nuage et des objets connectés ;
- La loi SREN du 21 mai 2024 : ce texte impose aux fournisseurs de services d’informatique en nuage le respect d’exigences essentielles tenant à l’interopérabilité de leurs services avec les services de leurs clients ou d’autres fournisseurs de leurs clients, et notamment la mise à disposition gratuite d’API nécessaires à la mise en œuvre de l’interopérabilité.
La décision de la CJUE en prenant en compte la question de l’interopérabilité par le prisme du droit de la concurrence vient ajouter une touche supplémentaire à un « droit à l’interopérabilité » en construction.
Que faut-il retenir ?
- Les droits de propriété, notamment de propriété intellectuelle permettent en principe à leurs titulaires d’interdire aux tiers l’utilisation des ressources qui leur appartiennent, sauf dans les hypothèses couvertes par une exception légale.
- Le droit de la concurrence peut apporter une limitation supplémentaire à ces droits afin de rendre effective la concurrence par la mise en œuvre de l’interopérabilité entre ressources.
- Dans le cas où une entreprise en position dominante développe une plateforme numérique pour un usage non limité aux besoins de son activité propre :
- Le refus d’assurer, à la demande d’une entreprise tierce, l’interopérabilité de cette plateforme avec une application développée par cette entreprise tierce est susceptible de constituer un abus de position dominante ;
- Même si cette plateforme n’est pas indispensable pour l’exploitation commerciale de l’application sur un marché en aval, mais est de nature à rendre cette application plus attractive pour les consommateurs ;
- L’entreprise en position dominante est alors tenue de fournir les informations nécessaires à la mise en œuvre de l’interopérabilité dans un délai raisonnable, le cas échéant moyennant une rémunération appropriée ;
- Sauf si cette dernière peut justifier objectivement son refus.
Nos recommandations :
- Pensez à intégrer votre droit à l’interopérabilité dans vos contrats avec vos éditeurs !
Claudia Weber, avocat associé fondateur et Jean-Christophe Ienné, avocat directeur des pôles Propriété Intellectuelle, Internet et Média & Audiovisuel – ITLAW Avocats.
Et vous ? Où en êtes-vous ?
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[1] Arrêt de la CJUE, 25 février 2025, C-233/23 – lien
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