Les illusions dangereuses des projets IT
3 octobre 2025.

Chaque projet IT – migration vers le cloud, intégration d’un ERP, externalisation, achat de solutions en mode SaaS ou encore recours à l’intelligence artificielle – s’appuie d’abord sur un contrat. Pourtant, pour beaucoup d’organisations, ce document reste perçu comme une simple formalité administrative, un passage obligé, parfois anxiogène, avant de lancer le projet. Cette perception est trompeuse : le contrat est tout sauf secondaire ! C’est l’un des principaux leviers de réussite d’un projet IT.
Plus les projets sont stratégiques, plus les clauses contractuelles qui les encadrent deviennent déterminantes. Se contenter de signer des conditions générales des prestataires et éditeurs sans les discuter, c’est prendre le risque de se retrouver enfermé dans un modèle économique déséquilibré, voire dans une dépendance technique et technologique difficile à corriger. De nombreux décideurs se bercent d’illusions sur la nature et la portée des engagements de leurs partenaires. Ces illusions coûtent cher : budgets explosés, ROI incertain, projets et innovations ralentis voire gelés, dépendances accrues vis-à-vis des prestataires, surtout avec des grands éditeurs. Même si le Règlement Européen “Data Act” est entré en vigueur le 12 septembre dernier, les déséquilibres contractuels demeurent une réalité préoccupante.
L’illusion de la prévisibilité
La première illusion est de croire qu’un prix fixé à la signature du contrat garantit la stabilité du budget. En réalité, les modèles tarifaires des prestataires et éditeurs IT évoluent sans cesse, il en est de même pour leurs services qui évoluent en vertu de documents figurant dans des liens hypertextes modifiables unilatéralement. Cette imprévisibilité fragilise la planification et complique les arbitrages techniques, fonctionnels, y compris au-delà du projet concerné. Elle peut obliger l’entreprise cliente à réduire la voilure sur d’autres projets ou renoncer à des innovations. L’incapacité à anticiper les évolutions financières et les modifications des services crée une instabilité permanente qui mine la confiance. Un projet IT c’est un engagement à long terme dont les règles doivent être claires dès le départ, y compris celles qui régissent les évolutions.
L’illusion de la neutralité technique et technologique
Penser qu’un projet IT est une question purement technique ou technologique est une autre illusion. Choisir entre un cloud public, privé ou hybride, une migration progressive ou non, ou entre différentes offres d’IA, n’est pas qu’un simple arbitrage technologique. Chaque option se traduit par des clauses contractuelles précises : exigences d’interopérabilité, gouvernance, conseils, évolution des prix, conformité légale, renouvellement du contrat et conditions de sortie, etc. Derrière les discours commerciaux sur la flexibilité et l’agilité se cachent parfois des réalités plus contraignantes. La dépendance au fournisseur reste l’un des risques majeurs. Une entreprise qui n’a pas négocié la portabilité de ses données ou l’accès à ses interfaces se retrouve souvent piégée. Le changement de solution devient complexe, coûteux, voire impossible. Cet enjeu touche directement à l’indépendance de l’entreprise, à la protection de ses données et à sa capacité à choisir ses prestataires et éditeurs.
L’illusion du contrat “placardisé”
Troisième illusion : considérer que le contrat ne sert plus une fois signé et que sa place est au placard. Beaucoup d’organisations pensent qu’il devient inutile après signature. En réalité, le contrat est un instrument de pilotage du projet qui doit rester sur le bureau de la direction du projet et de l’acheteur. C’est lui qui encadre les droits et obligations de chaque partie, les leviers négociés pour s’assurer que le projet reste sur les rails et de la gouvernance. C’est lui encore qui permet de contester une hausse tarifaire, une modification des services, ou de protéger l’entreprise en cas de litige, à conditions d’avoir négocié les bonnes clauses. Sans clauses adaptées ou avec des clauses déséquilibrées, les décideurs se retrouvent démunis au moment critique : dérapage de projet, problèmes d’interopérabilité, acquisition ou vente de filiale, renouvellement du contrat, audit de sécurité, ou incident majeur. Au contraire, un contrat suivi et appliqué dans la durée devient un outil stratégique. Il permet d’identifier à temps les zones de risque, d’anticiper les renégociations nécessaires et de protéger les intérêts de l’entreprise.
L’illusion de la protection implicite
Enfin, beaucoup de clients s’imaginent que les garanties vont de soi. Or, la plupart des contrats IT, en particulier ceux des grands éditeurs, contiennent des exclusions de garanties et de responsabilité très larges. Exclusion de garantie de sécurité, de continuité du service, de conformité à la réglementation, de qualité de service, de protection contre la contrefaçon ou encore du maintien des prix sur la durée est monnaie courante. La charge des risques est quasi intégralement reportée sur le client. Le discours bien rodé des commerciaux crée une illusion de sécurité. Malheureusement, dès le premier incident sérieux l’entreprise cliente découvre qu’elle supporte seule l’essentiel des conséquences et regrette de ne pas avoir négocié son contrat. Seul un décryptage attentif et une négociation maitrisée permettent de réduire ces risques et déséquilibres.
Quels acteurs concernés ?
Ces illusions touchent toutes les directions de l’entreprise :
– Les métiers, garants de la performance
– La DSI, garante de la continuité des solutions IT – Les acheteurs, responsables de la maîtrise des coûts
– Les directions générales, qui arbitrent entre innovation et sécurité
– Les juristes qui doivent s’assurer que le contrat reflète les accords et répartit correctement les rôles et responsabilités. Chacun a besoin de prévisibilité, cadre et clarté pour prendre des décisions éclairées. Seul un dialogue entre toutes les parties prenantes débouchant sur un contrat adapté permet de remplir cet objectif. Intégrer le contrat dans les composantes du succès des projets IT est devenu incontournable.
Déjouer les illusions, retrouver la maîtrise
Ces illusions reposent sur un malentendu : croire que le contrat est secondaire face aux sujets financiers ou techniques. En réalité, ce sont les clauses du contrat qui déterminent la liberté d’action, la maîtrise budgétaire, la continuité des services et la capacité à innover. Le succès des projets IT repose sur une vision où le contrat est considéré comme un outil stratégique. Le contrat IT devient alors un instrument de pilotage et d’anticipation des risques, facilitant les arbitrages et les renégociations nécessaires. Les évolutions réglementaires confirment cette tendance. Après le RGPD, DORA et le Data Act imposent l’intégration de clauses spécifiques dans les contrats. Le Data Act identifie ainsi une liste de clauses abusives et précise les obligations des prestataires et éditeurs notamment en matière d’information, de transparence, de portabilité des données, d’interopérabilité, de bonne foi et de sécurité. Comprendre et négocier vos contrats IT n’est plus une option. Dans un environnement où l’IA et les plateformes cloud mondiales redessinent les chaînes de valeur, la vigilance juridique devient un facteur clé de compétitivité et de résilience.
Claudia Weber, Avocat associé fondateur ITLAW Avocats.
Cet article est à retrouver dans le : journal le Nouvel Economiste, N° 2287, 26 Sept. 2025